Une valeur est une force intérieure à la fois physique et psychologique. Cette force s’exprime par des comportements au quotidien. Un ensemble de valeurs constitue une culture et cette culture se matérialise donc par un ensemble de comportements. Par exemple, la valeur “sécurité” induit des comportements, la valeur “risque” induit d’autres comportements très différents des comportements sécuritaires. Partager l’information ou la garder, ce sont également des comportements qui résultent de valeurs qui ensemble forment une culture.
En quoi la culture impacte l’efficacité collective ? Existe-t-il une efficacité culturelle ? Peut-il y avoir efficacité collective sans efficacité culturelle ?
J’ai trouvé des réponses à ces questions dans le « Petit précis d’efficacité collective – Travailler autrement – Tome 1 ». Il s’agit d’un ouvrage collectif parrainé par Microsoft France réalisé et produit par Richard D. Collin, Visiting Professor, titulaire de la Chaire Efficacité Collective, Travail Collaboratif et en Réseau, Organisations Innovantes & IKIE (Institute for the Knowledge & Intangible Economy) à Grenoble Ecole de Management, Directeur Associé de http://www.nextmodernity.com . Vous pourrez découvrir en ligne le texte complet du Petit Précis d’efficacité collective en le téléchargeant sur
http://www.nextmodernity.com/microsoft/telechargement.htm. Ce document propose des contenus très intéressants en particulier les témoignages de Martin Roulleaux Dugage (directeur KM de Schneider Electric) et Benedikt Benenati (directeur développement des organisations de Danone).
Au fil des pages, certaines contributions abordent implicitement la question de l’efficacité culturelle. Voici 4 extraits significatifs :
Extrait 1 : « D’après une étude désormais célèbre de Geert Hofstede, publiée au début des années 80 et réactualisée à plusieurs reprises, la société française dans son ensemble présente la particularité intéressante d’être à la fois individualiste et hiérarchique, deux traits qui en général s’excluent mutuellement chez nos voisins européens. La conséquence logique en est le manque d’appétit naturel de nos organisations pour les modes de travail collaboratifs, et la difficulté à faire aboutir les changements de comportement destinés à améliorer la situation.
– En parallèle, une étude e-Business Watch de mai 2005 révèle sans surprise que les organisations françaises sont à la fois en avance sur leurs voisins en termes d’accès à haut débit et de mise en place d’ERP, et en retard sur l’accès à Internet et aux outils de collaboration et de partage. On parle donc bien d’un “mal français” lié aux mentalités managériales et aux habitudes de travail à plusieurs, plutôt qu’à des problèmes de rythme d’équipement.
– Le défi est d’autant plus important pour nos organisations que de nombreux emplois sont en jeu : si les talents individuels ne trouvent pas moyen de s’exprimer à travers le collectif qui les entoure, en toute bonne logique économique ces emplois vont migrer vers des zones où leur coût de revient est moins élevé. Il ne tient qu’à nous de faire évoluer nos habitudes pour que le “génie français” se traduise par des emplois dans notre pays, des exportations soutenues vers nos partenaires internationaux, et de la création de richesse pour tous nos concitoyens. »
Extrait de l’éditorial de Marc Devillard, Directeur des Opérations Marketing, Microsoft France (page 2 du précis)
Extrait 2 : « Dans son best seller “Le Capital Intellectuel : la nouvelle richesse des organisations”, Tom Stewart, qui a la responsabilité éditoriale de la Harvard Business Review, souligne que pour gagner du temps, faire des économies et réduire les coûts, être plus disponible auprès de ses clients et produire mieux, les règles d’or suivies par les entreprises qui gagnent dans cette économie de la connaissance sont celles qui développent le mieux une culture de partage et de confiance, de droit à l’erreur, de l’écoute des autres et de chacun, d’appropriation et d’usage des technologies, d’adaptation et de changement rapide. De nombreuses études et enquêtes soulignent que c’est dans ces directions que travaillent de nombreuses firmes et institutions en Europe; et que si des freins naturellement existent, la ”viscosité” culturelle est moindre qu’en France ou parfois on peut imaginer que coopérer c’est bon pour les autres. Parce que, chez nous, le changement ça concerne souvent les autres. Un de nos défis est de s’affranchir des quelques freins naturels qui nous sont spécifiques, qui pèsent et nous empêchent souvent d’avancer vite pour s’adapter aux exigences de l’efficacité collective.
Les quelques questions suivantes, sans encore de réponse complète, soulignent bien les paradoxes spécifiques de la société et de nos entreprises et institutions françaises :
– Comment partager nos informations et connaissances alors que souvent notre éducation nous conduit à systématiquement punir les “copieurs” ?
– Comment éviter de penser à la place des autres alors que la culture d’une partie de l’élite française est construite sur ce modèle ?
– Comment percevoir que la richesse est dans la circulation et le flux d’information et de connaissances alors que notre mentalité nationale d’épargnant nous fait penser à tort que c’est en capitalisant dans des “bas de laine” d’informations et de connaissances statiques que nous devenons “riche” ?
– Comment faire vivre vraiment des communautés d’experts ou d’apprentissages et plus largement le travail collaboratif alors que nos comportements individualistes et de défiance à priori sont souvent des freins majeurs au partage ?
– Comment prendre des risques alors que la viscosité sociale aussi bien que la culture d’ingénieur ou technocratique propre à notre pays ne facilite pas des approches sociétalement novatrices sur le “travailler autrement”?
Sommes-nous vraiment prêt à prendre à notre compte – individuellement et collectivement – une transformation qui s’appuie sur une “networking attitude” généralisée, une organisation performante et des technologies innovantes ? »
Extrait de la contribution de Richard Collin, Président ICCE, page 7 et 8.
Extrait 3 : « Où sont apparus l’ordinateur, le fax, les réseaux, le téléphone portable ? Dans l’entreprise et les organisations, quelles soient publiques ou privées, de production ou de recherche, civiles ou militaires. C’était le temps où les étudiants, en arrivant en entreprise, vivaient un saut de qualité dans les conditions de travail, les technologies, les machines qui étaient mises à leur disposition pour travailler et communiquer. Ils passaient du papier/crayon à l’ordinateur, et du bachotage personnel au travail d’équipe.
Aujourd’hui, c’est l’inverse. Le futur diplômé, téléphone portable en poche, ordinateur portable wifi dans le dos, s’est essayé au blog, a collaboré à des wikis ou autres outils collaboratifs en ligne, reçoit ses relevés de compte par SMS, téléphone via skype, “chat“ avec Messenger, etc. En moins d’un an en France, mySpace, les podcast, videocast et autres netvibes ont été massivement adoptés par les nouvelles générations. S’y ajoutent, au fur et à mesure que s’approche l’heure de chercher son premier poste, l’utilisation de plateformes de réseaux sociaux. Et puis, à l’occasion d’un stage ou du premier poste en entreprise, c’est le plus souvent la douche froide. Et la taille du pommeau est souvent proportionnelle à celle de l’entreprise. Désenchantement technologique ? Pas seulement. Culturel aussi. Les barrières technologiques sont le miroir des cloisons organisationnelles et culturelles dans les modes et les codes de comportement : valeur accordée à l’information et à sa détention, difficulté des échanges, non-valorisation du partage, hypervalidation, hyperformalisation. Prenons l’exemple des blogs en entreprise, qui ont en général deux ennemis principaux : la DSI, dont le pouvoir de résolution ne permet pas de “voir“ un outil aussi peu cher et peu complexe, et la DIRCOM (interne) qui a souvent fonction de Direction du Contrôle de la Communication Interne, c’est-à-dire s’assurer que la douche (encore) qui va du haut vers le bas mouille bien toutes les têtes.
Le choc est d’ailleurs aussi du côté de l’entreprise, à la hauteur de cette fracture technologique et culturelle : les managers ne digèrent pas facilement ces étudiants qui leur posent des questions incongrues et leur parlent avec des mots barbares, incompréhensibles comme RSS, ou synonymes de désordre, d’affectif et d’exhibition comme “blog“. […]
On a coutume de dire qu’en nos temps de développement technologique extrêmement rapide, l’homme devient le facteur lent. C’est vrai. Mais il faut préciser que c’est l’homme-fonction qui est surtout le facteur lent : ce qui est dur à changer n’est pas tant le comportement personnel que le rôle à réinventer dans la fonction qui vous a été assignée ou la mission qui vous a été confiée. Certes, il y a un décalage de génération, mais il n’est pas tant dû à l’agilité neuronale présumée des jeunes générations qu’à leur non-inscription dans des rôles fonctionnels et des habitudes relationnelles, sans compter la valeur attribuée aux informations que l’on détient.
En fait, le facteur lent c’est l’organisation. Nous avons été élevés dans la culture du facteur d’échelle et du coût marginal. Plus grand, plus efficace, plus puissant. La grande structure est plus stable sur les vagues de l’océan marché. Mais quand il s’agit de changer, de s’adapter et de surfer, la PME est plus souple. Et comme les nouvelles technologies sont bon marché et faciles à implémenter, les nouveaux modèles de management peuvent s’y diffuser plus rapidement.
Mon hypothèse de départ est ici qu’un changement fondamental doit s’opérer dans les organisations et les entreprises pour pouvoir répondre au double défi de l’efficacité individuelle et de sa transformation en efficacité du groupe, qu’il soit équipe, département, entreprise ou institution. Ce changement est dans le rapport à la connaissance, et dans son traitement. Il est indissociable du rapport aux personnes et à leur management. Cette prise de conscience est visible, mais il est difficile de changer de paradigme : passer de “knowledge is power”, écrit il y a près de 400 ans par Bacon, à “knowledge sharing is power”, ne peut être décrété ni programmé. Il en est de même pour la culture du control/ command. Et surtout, c’est la coexistence des paradigmes qu’il est difficile mais nécessaire d’admettre : quelle information à préserver, laquelle à partager, où est efficace le “control/command”, où le “probe/sense” ? »
Extrait de la contribution de Marc de FOUCHECOUR, Professeur, ENSAM – Associé ICCE, page 50 à 53.
Extrait 4 : Les outils nécessitent une culture du collaboratif partagée par tous les acteurs :
« – Confiance : “On constate souvent que ces outils sont utilisés dans l’objectif inverse par le management et se traduit par flicage au lieu de confiance, et obligatoire au lieu de reconnaissance.”
– Reconnaissance : “Une vraie reconnaissance du travail collectif par les politiques RH des entreprises : actuellement, la reconnaissance est uniquement individuelle”
– Adhésion aux valeurs du partage et des échanges : “Tout le monde n’est pas prêt à travailler de manière collaborative. Beaucoup de personnes pensent encore qu’elles ont plus intérêt à garder l’information qu’à la partager.”
– Compétences partagées : “Je vais passer beaucoup de temps à m’y habituer sans retour notable si mes collègues ne font pas la même chose” »
Extrait de la contribution de Yves DURON & Fabien LAIR, Nextmodernity – Donnezvotreavis.com, page 91 à 92.
En complément de ces extraits, je vous invite à lire ou relire le chapitre 6 de mon livre : « Vouloir coopérer : Comprendre l’impact des valeurs sur la coopération »
Au vu de ce qui précède, je ne pense pas que l’on puisse dissocier l’efficacité collective de l’efficacité culturelle. Cette notion d’efficacité culturelle va peut-être vous choquer. Comment peut-on oser associer la notion d’efficacité et de culture ? Sacrilège ? Crime ? Outrage ? Ou conclusion logique que l’on peut tirer des contenus qui précèdent ? Entre sacrilège et logique, vous êtes partagé ? C’est normal ! La culture est sacrée. Personne n’a envie de changer de culture et encore moins de la rendre plus efficace. D’ailleurs, ça n’a aucun sens pour vous en tant qu’individu ! Mais cela peut en avoir lorsque les organisations, les pays sont en compétition dans ce qu’on appelle la mondialisation. Pour rester compétitif, il faut parfois savoir faire évoluer sa culture pour qu’elle soit un levier du développement durable et non un frein.
La performance d’une organisation est liée à 3 dimensions :
1. La culture, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs d’une organisation qui se traduit au quotidien par des comportements comme par exemple partager l’information ou la garder.
2. Les compétences techniques, managériales et relationnelles.
3. Les modes d’organisation, de fonctionnement, la stratégie et les technologies.
L’erreur serait de réduire l’efficacité collective à une bonne organisation, à des outils performants et à des compétences pour savoir bien utiliser ces outils. L’importance de la culture est mise en avant dans les 4 extraits que j’ai choisis. Dans une optique d’efficacité culturelle, certaines entreprises essaient de développer une culture entrepreneuriale comme Siemens, d’autres une culture orienté client comme Orange (avant son rachat par France Telecom), ou encore une culture de l’innovation comme Apple ou HP. Faire évoluer sa culture, devenir plus efficace culturellement peut donc parfaitement s’inscrire dans une stratégie d’entreprise.
De même qu’une culture de l’innovation va valoriser les comportements qui sont adaptés à la créativité, une culture de l’intelligence collective doit valoriser les comportements qui sont adaptés aux coopérations intellectuelles. Parfois les comportements adaptés sont juste un ajout à la culture existante. Ils l’enrichissent. Parfois, ces comportements viennent en choc frontal avec la culture existante. Sauf erreur de ma part, il me semble que les 4 extraits présentés décrivent un choc frontal.
La contribution de Marc de Fouchecour (extrait 3) est très éclairante. Elle décrit implicitement un conflit intergénérationnel qui se matérialise par une fracture culturelle. Chaque génération défend sa culture. C’est normal. Pour sortir de ce conflit, il faudra attendre que la nouvelle génération prenne le pouvoir pour imposer sa propre culture. Si rien ne change, l’évolution culturelle sera donc lointaine… 15 ans ? 30 ans ? Voilà le temps qu’il faudra attendre pour espérer une efficacité collective dans une économie du savoir en France. Peut-on attendre aussi longtemps ? C’est une autre question. D’autres pays auront moins de difficultés, en particulier l’Amérique du Nord. Au Canada où je réside, j’observe une efficacité culturelle au niveau individuel, qu’on ne retrouve pas forcément au niveau organisationnel, c’est-à-dire que les individus sont plus prêts à coopérer que l’organisation ne leur permet. Dans cette situation, il suffit simplement de travailler sur les dimensions compétences, organisation, fonctionnement et outils pour retrouver une efficacité collective. Il y a donc un potentiel culturel qui ne demande qu’à s’exprimer. Il y a des défis à relever en Amérique du Nord comme ailleurs, mais rien d’insurmontable, d’autant qu’il existe 2 centres de recherche sur l’intelligence collective (un au Canada, à l’université d’Ottawa, depuis juin 2002 et l’autre aux Etats-Unis, au MIT à Boston, depuis octobre 2006).
Dans une économie industrielle et commerciale, la France a fait preuve d’une grande efficacité culturelle. C’est une partie de sa culture qui a fait sa force. Elle a donc du mal aujourd’hui à comprendre, et surtout à entendre, que cette même culture fera sa perte dans une économie du savoir. On ne change pas des valeurs qui gagnent ou plutôt …qui ont gagné ! Son déclin récent est attribué à des problèmes conjoncturels (la force de l’euro,…) ou structurels (les délocalisations,…). Mais son déclin est aussi dû à des problèmes culturels, à ce que l’on pourrait appeler une inefficacité culturelle.
Le paradoxe et la complexité de la situation est que l’économie du savoir ne remplace pas l’économie industrielle et commerciale. Elle s’y ajoute. L’économie du savoir a d’ailleurs toujours existé, par exemple quand le chasseur inventait un nouveau piège ou l’agriculteur une nouvelle méthode de production. Jusqu’à présent, l’économie du savoir était indissociable de l’économie agraire ou industrielle. D’une certaine manière, elle était connexe aux autres économies. Aujourd’hui la logique s’inverse progressivement. C’est l’industriel qui devient connexe au savoir. L’économie du savoir prend son autonomie et devient dans le même temps le moteur des autres économies, à travers les biotechnologies par exemple (le savoir donne sa force à l’agraire).
A mélange d’économies, on obtient un mélange de cultures. On se retrouve ainsi dans un paradoxe culturel car certaines valeurs peuvent coexister, d’autres sont totalement opposées comme le sont les valeurs “sécurité” et “risque”.
Quelle que soit la complexité du paradoxe, je pense que l’efficacité culturelle dans une économie industrielle et commerciale est liée à des valeurs et qu’une partie de ces mêmes valeurs est responsable de l’inefficacité culturelle dans l’économie du savoir. Je crois qu’il y a une confusion mentale entre l’efficacité culturelle dans une économie industrielle et dans une économie du savoir. Et qu’enfin, on cherche des responsabilités sur le structurel et sur le conjoncturel pour mieux oublier le culturel qu’on sacralise par ailleurs avec des concepts marketing comme « l’exception culturelle ».
Nous n’avons pas conscience de nos valeurs. C’est pourquoi les dirigeants d’entreprises peuvent affirmer de bonne foi que l’efficacité culturelle existe. Le culturel étant acquis, le besoin exprimé se résume alors à des logiciels, des méthodes ou des compétences. Cependant, l’efficacité culturelle n’est ni un acquis éternel, ni un objet divin, dont on ne pourrait pas discuter. Une organisation doit être capable de prouver son efficacité culturelle par des faits observables et indiscutables. Les organisations devraient donc faire preuve de réalisme et d’humilité en initiant une dynamique de questionnement sur leurs pratiques pour démontrer la réalité de leur efficacité culturelle.
Qu’en pensez-vous ?
Bonjour,
deux éléments me viennent à la lecture du post : d’une part,
les règles de la coopération à savoir, pas de pénurie dans l’échange, des droits égaux, pas de jeux de pouvoir, pas de secrets, pas de Sauvetage (on ne répond qu’à des demandes clairement et explicitement formulées, hors danger immédiat). D’autre part, c’est la mémétique qui se base sur les mèmes, homologue des gènes pour le Vivant, et qui eux s’appliquent à la culture. La mémétique s’intéresse précisément à la culture et sa transformation. Il y a à creuser à mon sens sur cette question dans l’entreprise, sans que voie encore précisément comment.
Excellent suite à tous.