La langue de l’intelligence collective

Le laboratoire de recherche en intelligence collective de l’université d’Ottawa dirigé par Pierre Lévy travaille à la création d’un metalangage qui permettrait aux ordinateurs de comprendre les données qu’ils stockent et font circuler. Il s’agit de l’IEML pour “Information Economy Meta Language”, voir http://www.ieml.org .
L’IEML s’adresse essentiellement à deux catégories de personnes : les architectes de l’information et les chercheurs en sciences humaines intéressés par les langages formels. La majorité des utilisateurs humains d’IEML n’auront pas besoin d’apprendre le métalangage.

Voici un article de presse (Libération) pour poser le cadre :
http://www.ieml.org/IMG/pdf/IEML-LIBE.pdf

Je retiens de cette interview : “L’internet est comme le cerveau de l’intelligence collective, avec une multitude de connexions entre les êtres.”

A voir également cette interview sur NextModernity dans laquelle Pierre Lévy nous livre sa vision du Web 2.0 :

Denis Failly – “Pierre Levy, compte tenu de vos recherches, pratiques, et nombreux écrits autour des usages des Tic et de leur implication en terme culturels, sociaux, cognitifs, d’intelligence collective, quel est votre regard sur le “paradigme” Web 2.0.”

Pierre Levy – “Je suppose que vous entendez par « web 2 » la liste suivante :

le développement de la blogosphère et des possibilités d’expression publique sur le web,
– l’usage croissant des wikis,
– le succès mérité de wikipedia,
– la multiplication des processus de partage d’information et de mémoire (delicious, flicker, etc.),
– la tendance générale à considérer le web comme une sorte de système d’exploitation pour des applications collaboratives et autres,
– la montée des logiciels sociaux et des services tendant à accroître le capital social de leurs usagers,
– la montée continue des systèmes d’exploitation et des logiciels à sources ouvertes,
– le développement du P2P sous toutes ses formes (techniques, sociales, conceptuelles)…

La liste n’est pas close.

Tout cela manifeste une exploration sociale des diverses formes d’intelligence collective rendues possibles par le web et représente donc une évolution très positive. Mais, en fin de compte, il s’agit d’une exploitation par et pour le plus grand nombre de potentialités qui étaient techniquement et philosophiquement déjà présentes dès l’apparition du web en 93-94. Je vois là une maturation culturelle et sociale du web (qui a été conçu dès l’origine par Tim Berners Lee pour favoriser les processus collaboratifs) plutôt qu’un saut épistémologique majeur.”

Source : http://nextmodernitylibrary.blogspirit.com/archive/2006/07/13/ieml.html

Y a-t-il un monopole implicite de l’intelligence ?

Voici ce que Norbert Bolz, philosophe allemand spécialiste des médias a écrit en août 2006 au sujet des nouveaux médias comme les blogs : « Les nouveaux médias offrent un nouveau terrain à l’exhibitionnisme facile… Les barrières de la pudeur tombent… Sur Internet, c’est l’opinion de toutes sortes de personnes qui prévaut, dont très peu sont des experts… Les gens deviennent de plus en plus des idiotae – comme disait au Moyen Age Nikolaus von Kues [1401-1464, cardinal allemand et grand esprit] –, ils se contentent de leur opinion et n’écoutent pas les lettrés. »

Les blogs ouvriraient donc la voie selon lui à l’ochlocratie, c’est-à-dire un gouvernement par la foule (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Ochlocratie ).

Je suis bien sûr consterné par ce texte qui laisse penser que les intellectuels se sentent menacés par les technologies de l’information en général, et les blogs en particulier. C’est leur monopole de l’intelligence qui disparaît progressivement.

A mon avis, Norbert Bolz souhaite maintenir l’état actuel du monde qui repose sur 2 principes :
– il faut des idiots pour que les intellectuels existent
– il faut beaucoup d’idiots, qui deviennent la masse, pour que les intellectuels deviennent l’élite. Etre un intellectuel permet ainsi de faire partie d’une élite qui monopolise le droit à l’intelligence.

A l’inverse, si on reconnaît le principe d’une diversité d’intelligences, si on pense que chacun apporte une valeur ajoutée à sa manière dans ce qu’il fait ou ce qu’il dit, si on admet que chacun à des forces et des faiblesses tant au niveau de ses connaissances que de ses intelligences, alors tout le monde devient plus ou moins intellectuel et l’élite n’est plus une élite ! La pyramide hiérarchique qui irrigue nos cultures s’effondre et laisse place à la transversalité (fonctionnement en mode projet, décloisonnement des modes de communication et de collaboration,…) et au management de l’intelligence collective, qui ne remet pas en cause la répartition du pouvoir mais son exercice. L’objectif du management de l’intelligence collective n’est pas de donner un pouvoir égal à tous, mais d’inciter ceux qui ont le pouvoir à mobiliser toutes les intelligences et les connaissances de chacun.

Dans la même logique, la revue “Sciences Humaines” a publié un dossier sur l’intelligence collective dans le numéro 169 de mars 2006. Ce dossier titre “Intelligence collective, mythe et réalité” et on s’attend donc à trouver des contenus équilibrés entre le mythe et la réalite. Mais, à l’exception de l’article de Dominique Cardon sur l’innovation collective, les articles proposés cherchent à démontrer que c’est un mythe. Pour 1 contenu favorable à l’intelligence collective, on trouve 10 réserves ou arguments défavorables. L’article “Prend-on de meilleures décisions à plusieurs ?” de Christian Morel montre que les décisions collectives peuvent conduire à des catastrophes en oubliant de dire que les décisions individuelles en créent probablement encore bien plus. A la fin de l’article, on ne sait plus très bien ce qu’il faut retenir, sauf peut-être qu’une erreur individuelle est moins grave qu’une erreur collective ! On nous parle bien de “réflexion à plusieurs”, mais pour mieux créer la confusion entre “prise de décision” et “réflexion menant à la décision” (la réflexion pouvant être collective et la décision solitaire).

L’intelligence collective semble donc être perçue par les experts, universitaires ou intellectuels comme une menace. L’intelligence, c’est quand même leur fond de commerce ! Mais, les attaques sont souvent implicites, sournoises, cherchant à semer le doute et la confusion, car si elles devaient devenir explicites, alors il faudrait répondre à cette question : si l’intelligence collective est un mythe, est-ce que cela signifie que la connerie collective est une réalité ?

Intelligence collective et marketing politique

La vie politique française est en ébullition en ce moment ! Je voudrai donc partager avec vous 3 extraits de discours qui montrent l’usage du terme “Intelligence collective” en politique. C’est nouveau, ça vient de sortir, est-ce que ça va durer ?
Voici les extraits :

Discours de rentrée de Ségolène Royal
Prononcé le 20 août 2006 lors de la fête de la rose organisée à Frangy en Bresse

[…] Moi, je crois aux citoyens experts. Certains s’en sont moqués, mais chacun d’entre nous est le mieux placé pour savoir quelles sont ses attentes, ses espérances. Quand on s’abstient, ce n’est pas de gaieté de cœur, mais parce que l’on sait que l’on n’est pas entendu. Plus les gens sont écoutés, plus ils sont associés, alors plus les réformes sont fortes et durables. Nous avons soif de considération, de maîtrise personnelle de nos existences, d’intelligence collective, de résultats sans gaspillage ni lenteur, avec l’aide de citoyens qui ne soient plus exclus d’une histoire qui est la leur. Je ne propose pas une gouvernance aseptisée réduite à la gestion à la marge des choses, mais une politique fondée sur l’exigence d’égalité qui est celle de la France.

Ce que je vous propose, c’est une révolution démocratique fondée sur l’intelligence collective des citoyens, sur une vraie décentralisation qui identifie les responsabilités et rend donc l’Etat plus efficace, sur une démocratie sociale dans l’entreprise qui permette de moderniser les relations sociales. Le respect crée la confiance et la confiance nourrit le désir d’avenir. […]

Université d’été des jeunes populaires UMP
Marseille – dimanche 3 septembre 2006
Nicolas Sarkozy,
Président de l’Union pour un Mouvement Populaire

[…] Malraux voulait créer partout des Maisons de la culture pour mettre la culture à la portée de chacun. Dans notre époque où c’est l’intelligence collective qui enfante l’avenir, où c’est le métissage des cultures et des idées, le mélange, le brassage qui est la principale force de création dans tous les domaines, je propose de créer partout des Maisons des créateurs où se retrouveront tous ceux qui aspirent à inventer, à créer, à entreprendre dans tous les domaines, où ils pourront trouver des soutiens, des conseils, des formations, des aides, mais aussi où ils échangeront, où ils croiseront leurs expériences, leurs idées, leurs projets, où ils formeront des projets communs, où ils inventeront ensemble l’avenir. […]

Partez, M. le Président !
Article publié le 14 Janvier 2006
Par CHRISTIAN BLANC
Source : LE MONDE

[…] C’est probablement, Monsieur le Président, la fin d’un système politique dont vous êtes le chef, capté à droite comme à gauche par un groupe de hauts fonctionnaires, brillants mais coupés du monde réel. Une caste administrative qui n’a pas su adapter notre pays, car elle n’a jamais voulu s’appuyer sur l’intelligence collective de nos concitoyens. Cette suffisance engendre le cynisme, le mensonge, et finalement l’échec. […]

Pour savoir s’il s’agit de marketing politique ou de convictions profondes, il faudra malheureusement attendre quelques années après l’élection pour juger sur des faits. Mais marketing ou pas, on peut saluer l’effort et faire la longue liste de tous les politiciens qui n’ont jamais évoqué l’intelligence collective dans leur discours.
Les modes de gouvernance au niveau politique et au niveau économique sont culturellement liés. Si l’un bouge, il y a des chances que l’autre soit aussi obligé de bouger.
Si vous trouverez d’autres discours politiques abordant la question de l’intelligence collective, n’hésitez pas à faire un commentaire en reprenant l’extrait du discours sur le même format que mon billet.

The MIT Center for Collective Intelligence

logo MIT Center for collective intelligence

The MIT Center for Collective Intelligence” a été lancé officiellement le 13 octobre 2006 au sein du MIT (Massachusetts Institute of Technology).

Voici la présentation du centre (http://cci.mit.edu/index.html) :

While people have talked about collective intelligence for decades, new communication technologies—especially the Internet—now allow huge numbers of people all over the planet to work together in new ways. The recent successes of systems like Google and Wikipedia suggest that the time is now ripe for many more such systems, and the goal of the MIT Center for Collective Intelligence is to understand how to take advantage of these possibilities.
Our basic research question is: How can people and computers be connected so that—collectively—they act more intelligently than any individuals, groups, or computers have ever done before?
With its combination of expertise in computer science, brain sciences, and management, MIT is uniquely suited to address this question. We hope this work will lead to new scientific understanding in a variety of disciplines and practical advances in many areas of business and society.

Un de leur premier projet sera l’écriture collaborative d’un livre “We Are Smarter Than Me” (http://www.wearesmarter.org/) qui sera publié par Pearson Publishing.

On peut lire sur le site du livre : “The central premise of We Are Smarter Than Me is that large groups of people (“We”) can, and should, take responsibility for traditional business functions that are currently performed by companies, industries and experts (“Me”). […] A few books have recently been written on this topic, but they all fail to confront one central paradox. While they extol the power of communities, they were each written by only one person. We’re putting this paradox to the test by inviting hundreds of thousands of authors to contribute to this “network book” using today’s technologies.”
Sur le site, on peut donc devenir membre de la communauté des rédacteurs et participer au projet avec divers outils collaboratifs.

Le lancement de ce centre par une des plus prestigieuses universités américaines est une très bonne nouvelle pour les ambassadeurs de l’intelligence collective. Bien que leur approche, leur discours, l’origine des contributeurs soient très universitaire, cela va ouvrir de nouvelles perspectives pour le management de l’intelligence collective dans les entreprises. A ce jour, il n’existait que la Chaire de recherche du Canada sur l’intelligence collective à l’université d’Ottawa. Nous avons maintenant 2 centres de recherche importants en Amérique du Nord qui deviendra donc probablement bientôt leader dans ce domaine.

Quand peut-on espérer une prise de conscience dans d’autres pays et en France en particulier ? 10 ans ? Plus ?